Les entreprises Mulliez, reines du cash-cash avec les impôts français

Durant plusieurs mois, nous avons épluché les comptes d’Auchan, Leroy-Merlin et Decathlon, fleurons de la richissime famille nordiste Mulliez. Entre Luxembourg, Pays-Bas, Belgique ou encore Irlande, nous mettons au jour des systèmes d’optimisation fiscale qui concernent aussi bien des éléments clés de leur stratégie, comme une centrale d’achat, que des dispositifs annexes comme des plans d’actionnariat salarié réservés aux employés étrangers. 

« Les Mulliez détestent deux choses : la bourse et l’impôt » lance Bertrand Gobin, auteur de plusieurs ouvrages d’enquête sur la puissante dynastie des Flandres. Pour comprendre les conséquences de ce désamour, nous avons méticuleusement analysé les comptes de Leroy-Merlin, Decathlon et Auchan, les trois plus grosses cylindrées de la richissime famille nordiste, dont le chiffre d’affaires annuel global dépasse 100 milliards d’euros. 

Notre enquête confirme l’existence d’un système Mulliez où tous les coups sont permis afin de payer un minimum d’impôts. Il profite des avantages fiscaux de certains pays européens et va même jusqu’à se nicher dans des dispositifs d’actionnariat salarié réservés aux employés étrangers.

Cette constante esquive des taxes est clairement assumée par certains membres de la dynastie et représentent un important manque à gagner pour les finances publiques. Suivez-nous dans cette fascinante partie de cache-cache – ou plutôt de cash-cash – avec les impôts français. 

Les milliards du Luxembourg 

La première étape commence devant  une résidence sans charme en plein centre de Luxembourg-ville : rez-de-chaussée en granit, étages bleu pastel, balcons tous identiques au bardage de verre. De l’extérieur, rien ne permet de déceler la particularité de ce bâtiment semblable à tant d’autres dans la capitale du Grand-duché. 
Pourtant, derrière les murs et les fenêtres du 33, Boulevard prince Henri, ce sont  2,1 milliards d’euros de capital qui dormaient en 2021. En effet, l’immeuble est le siège de quatre holdings du groupe Auchan, comprendre des sociétés dont l’activité principale est d’en détenir d’autres. Au Luxembourg, Auchan, Leroy-Merlin et Decathlon utilisent 24 sociétés holding pour loger une partie de leur capital, une somme qui avoisine les 4,9 milliards d’euros.


« Quand les dividendes remontent au Luxembourg,

c’est zéro taxation »

Bernard Gille – Conseiller financier chez Euro Partner SA

En matière  d’implantation de sociétés, le Grand-duché présente bien des avantages par rapport à la France. « Quand les dividendes remontent au Luxembourg, c’est zéro taxation. Et quand la société holding luxembourgeoise vend une filiale, c’est zéro de taxation sur la plus-value qu’elle fait », explique Bernard Gille. Conseiller financier chez Euro Partner SA, il dit avoir monté de nombreuses holdings au Luxembourg, où il est facile d’installer ce type de société. « Il n’y a pas besoin d’autorisation de qui que ce soit, contrairement à la Suisse par exemple. Il suffit d’ouvrir un compte bancaire, pour y déposer le capital, et de passer chez un avocat ou une fiduciaire [société qui effectue des travaux de comptabilité pour le compte d’autres, NDLR] pour établir les statuts. » 

Ce cadre très favorable permet de comprendre pourquoi Leroy-Merlin – qui ne compte pourtant aucune enseigne au Luxembourg – y a domicilié plus de 700 millions d’euros de capital en 2021.

44 millions d’euros de dividendes… zéro euro d’impôts 

Afin de se représenter le manque à gagner pour les finances publiques françaises, et l’ampleur des économies d’impôts réalisées par les entreprises Mulliez, retournons 33, boulevard Prince Henri. Depuis 1998, c’est ici au centre-ville de Luxembourg que loge la société Austell Financière. Cette entreprise a pour objet « la prise de participations sous quelque forme que ce soit, dans des entreprises luxembourgeoises ou étrangères ». Elle détenait en 2021 plus de 800 millions d’euros de capitaux pour quatre salariés… à temps partiel. 

Sa maison-mère est Claris NV, une société néerlandaise dont les parts sont totalement détenues par les membres de l’Association familiale Mulliez (AFM). Grâce à cette implantation aux Pays-Bas, lorsqu’un actionnaire décide de vendre ses parts, il n’a aucun impôt à payer sur la plus-value, c’est-à-dire sur le bénéfice de la transaction. 

Austell Financière détient indirectement une petite partie d’Auchan, de Leroy-Merlin et de Flunch. Ces investissements lui ont remonté environ 44 millions d’euros de dividendes en 2021, et Austell Financière a elle-même versé 28 millions d’euros à sa maison-mère, soit dans la poche des actionnaires familiaux. Or sur ces opérations, pas un seul euro d’impôt n’a été payé. 

Ce même mécanisme est utilisé pour chacune des vingt-quatre sociétés installées au Luxembourg. Difficile de calculer précisément les économies d’impôts réalisées mais avec un taux d’imposition en France de 5%, le manque à gagner pour le fisc se chiffre assurément en dizaines de millions d’euros confirme le conseiller financier Bernard Gille. 

Des holdings au Luxembourg comme Austell Financière, la famille Mulliez en possède des dizaines d’autres. Schéma : Marine Bernon

29 millions d’euros d’impôt économisés en Irlande

Après le Luxembourg, direction l’Irlande pour de nouvelles économies d’impôts. En effet, si avec les terres brûlées et les landes de pierre de son célèbre Connemara, le pays est une destination phare pour les amoureux de nature, il l’est tout autant pour les entreprises en quête de fiscalité douce. 

Depuis 1980, le ciel gris de Villeneuve d’Ascq avait été choisi par la famille pour y loger sa centrale d’achat, entité chargée d’acheter des produits en gros et de les revendre aux filiales du groupe. En 2016, la marque préférée des Français a décidé de déménager son centre d’approvisionnement à Dublin afin de profiter des avantages fiscaux irlandais… et ce avec un succès certain. 

En 2021, la centrale d’achat de Decathlon représente la moitié des 13 milliards d’euros du chiffre d’affaires de l’entreprise. La même année, elle a dégagé un bénéfice de 65 millions d’euros. Or en Irlande, la taxation sur les bénéfices des sociétés est deux fois plus faible qu’en France (12,5 % contre 25 %). Selon nos calculs, à résultats identiques, Decathlon aurait dû, depuis 2016, payer plus de 51,5 millions d’euros d’impôts pour une centrale d’achat localisée en France. Avec 22,3 millions d’euros payés en Irlande, l’entreprise économiserait donc 29,2 millions d’euros.

Chez Decathlon, l’actionnariat salarié étranger, une optimisation forcée

Chez Decathlon, une autre astuce, plus étonnante, a attiré notre attention  : celle de faire de l’optimisation fiscale avec… un de ses dispositifs d’actionnariat salarié. Qu’ils soient Français, Belges, Espagnols ou Brésiliens, les employés de Decathlon peuvent placer une partie de leurs économies sous la forme d’actions Decathlon. Rien de très original, donc, a priori, la France étant même la championne d’Europe de l’actionnariat salarié. Sauf que le système mis en place spécifiquement pour les salariés basés hors de France s’avère horriblement complexe. On va bientôt comprendre pourquoi…

Prenons le cas de Diego, un salarié espagnol de Decathlon. Dans le cadre du plan d’actionnariat salarié, comme ses collègues d’une quarantaine d’autres pays, il ne devient pas actionnaire de la maison-mère Decathlon mais d’un ersatz, Decathlon International Shareholding Plan (DISP). Or cet ersatz est basé… au Luxembourg. C’est cette société qui détient les actions de Decathlon des salariés hors de France. Mais les subtilités ne s’arrêtent pas là. Car pour acheter ses actions, Diego doit en effet obligatoirement passer par un intermédiaire, Weddell, une société belge. La conséquence de cette double structure made in Decathlon ? Une réduction au maximum des taxes, tant pour les employés… que pour l’employeur.

Structure de l’actionnariat salarié des employés étrangers de Decathlon. Schéma : Marine Bernon

« Les coûts d’impôts qui sont les plus faibles possibles »

Jean-Louis Davain – Professeur de droit fiscal à l’ULB

Le choix de domicilier l’argent des salariés étrangers au Luxembourg n’est pas anodin.  « Ce pays permet d’obtenir une structure avec des coûts de gestion et des coûts d’impôts qui sont les plus faibles possibles », explique Jean-Louis Davain, professeur de droit fiscal à l’Université libre de Bruxelles (ULB).

Avec Weddell, le second intermédiaire, Decathlon réduit à nouveau son degré d’imposition. « Puisque c’est un tiers qui achète et revend, et non la société elle-même, la plus-value est exonérée de charge. En Belgique, cette exonération est d’ailleurs totale », détaille Jean-Louis Davain. Sans clairement les en avertir, c’est donc à un astucieux montage d’optimisation fiscale que Decathlon mêle ses employés étrangers. 

Mais ce système ne profite pas uniquement aux salariés. Weddell, propriété de la maison-mère Décathlon SE, détient en permanence plus de 10% des titres de DISP. Sur ces titres achetés et vendus au fur et à mesure, Weddell réalise des plus-values sans jamais devoir débourser un euro d’impôt. Un gain annuel difficile à estimer mais qui avoisinerait le million d’euros. 

Proposer un modèle d’actionnariat salarié plus simple aurait pourtant été possible. De nombreuses sociétés françaises cotées ou non cotées y parviennent, et ce sans faire appel à des entités intermédiaires logées hors de France. 

De Dublin à Luxembourg en passant par Bruxelles, les sociétés Mulliez ont construit un imbroglio de sociétés au service de l’optimisation fiscale. Les économies d’impôts s’y trouvent à tous les étages. Si ces pratiques ne sont pas illégales, l’ossature financière des entreprises Mulliez coche bel et bien toutes les cases de la « planification fiscale agressive », une pratique aujourd’hui largement fustigée par le Parlement européen.

Contactés, Decathlon, Leroy-Merlin et Auchan n’ont pas souhaité répondre à nos questions. 

Marine Bernon, Louis Oger, Matthieu Slisse et Sarah Spitz
En collaboration avec Maxime Renahy

Photographie : Une enseigne Decathlon / Adobe Stock photo


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