[Révélations] Procès Total/Climat : l’affaire a été jugée par le cousin germain d’un haut cadre du groupe TotalEnergies

Aussitôt créée, aussitôt enterrée ? Une nouvelle fois, la responsabilité climatique des entreprises, au travers de leur « devoir de vigilance » et de leur obligation de prévenir et réparer les préjudices écologiques dont elles sont à l’origine, vient d’être fortement limitée ce mois-ci, par l’une des toutes premières décisions de justice depuis l’entrée en vigueur de la loi relative au devoir de vigilance. Cette décision fait suite à l’assignation de plusieurs ONG environnementales et collectivités territoriales contre le groupe TotalEnergies. Un conflit d’intérêts dissimulé est susceptible de remettre en cause la légitimité de ce jugement de mauvaise augure, le magistrat qui l’a rédigé étant un cousin germain d’un haut cadre du groupe pétrolier.

En janvier 2020, plusieurs ONG et collectivités territoriales ont assigné TotalEnergies pour manquement à ses obligations au titre de son devoir de vigilance¹ . L’objectif : prévenir le préjudice écologique résultant du réchauffement climatique auquel TotalEnergies contribue au travers de ses émissions de gaz à effet de serre. [Ce procès « Total Climat » s’inscrit concomitamment à une deuxième action en justice contre TotalEnergies relative aux graves atteintes environnementales et sociales du géant pétrolier en Ouganda et Tanzanie dans le cadre de son méga projet pétrolier Eacop/Tilenga]. Le 6 Juillet 2023, après plusieurs années de procédure, le juge de la mise en état a déclaré les ONG et collectivités territoriales irrecevables dans une ordonnance particulièrement critiquable et a considérablement restreint, par la même occasion, les possibilités d’engagement de la responsabilité climatique des grands pollueurs. Cette ordonnance revêt une importance toute particulière dans la mesure où elle constitue l’une des toutes premières décisions rendues par la justice française sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance et de l’engagement de la responsabilité climatique des grands groupes industriels. 

Lundi 24 juillet, l’association de juristes « Intérêt à Agir » a publié une note analysant dans le menu détail l’ordonnance par laquelle le Tribunal judiciaire de Paris a débouté les ONG et collectivités territoriales dans leur assignation contre le groupe pétrolier. Cette note souligne l’adoption par le juge de la mise en état d’une lecture « juridiquement infondée » de la loi sur le devoir de vigilance et le préjudice écologique. Elle regrette notamment les « conséquences incendiaires » d’une telle position « pour la justice et le climat », et s’inquiète du fait que le juge de la mise en état ait durci de manière infondée l’accès à la justice des défenseurs de l’environnement, au détriment de la protection du climat.

Cette mise à mal du devoir de vigilance et de la responsabilité climatique des entreprises sur le fondement du préjudice écologique nous invite à nous questionner sur l’identité du magistrat auteur de l’ordonnance : Antoine de Maupeou d’Ableiges. Surprise, nous découvrons aujourd’hui que ce jugement a été rendu par un magistrat appartenant à la famille proche d’un haut cadre du groupe TotalEnergies. Pourtant, lors du procès, le juge n’a jamais mentionné cette potentielle situation de conflit d’intérêts, en apparente violation des obligations déontologiques de la magistrature.

Un procès aux allures de cousinade

Dans la famille de Maupeou d’Ableiges, nous demandons le juge, Antoine. Celui qui, du haut d’un parcours de plus de 30 ans au sein de la magistrature, occupe depuis juillet 2022 le poste de premier vice-président adjoint du Tribunal judiciaire de Paris. Antoine de Maupeou d’Ableiges s’est vu confier, courant 2022, la mise en état de l’affaire Total/Climat, en remplacement d’un premier magistrat dont l’identité demeure à ce jour inconnue.

Dans la famille de Maupeou d’Ableiges, nous demandons ensuite le cousin germain du juge Antoine, un certain Xavier de Maupeou d’Ableiges, haut cadre dirigeant au sein du groupe TotalEnergies – et pas n’importe lequel. Tout au long de sa carrière (toujours en cours) de 24 ans au sein du groupe TotalEnergies, l’homme a occupé de hautes responsabilités professionnelles, à des postes de directeur général d’importantes filiales du groupe pétrolier mis en cause par les ONG et les collectivités territoriales.

Au moment où le groupe TotalEnergies était donc amené à la barre du Tribunal judiciaire de Paris devant le juge Antoine de Maupeou d’Ableiges pour répondre de nombreux manquements à son devoir de vigilance et surtout de son « inaction climatique », Xavier de Maupeou d’Ableiges concevait la stratégie des nouveaux projets chez TotalEnergies Marketing & Services. L’une des plus importantes filiale du groupe en charge, selon son rapport annuel 2022, des « activités mondiales d’approvisionnement et de commercialisation de produits et services pétroliers, de carburants bas carbone et des nouvelles énergies de la mobilité », présent dans près de 110 pays et ayant réalisé en 2022 un résultat opérationnel net de 1,5 milliard d’euros. Xavier de Maupeou d’Ableiges  se trouve aujourd’hui encore à ce poste.

Juge et partie ?

Son cousin germain de juge aurait-il dû refuser de siéger dans l’affaire Total/Climat ? 

Selon le recueil des obligations déontologiques des magistrats, les juges sont tenus de se dessaisir spontanément d’une affaire judiciaire en pareille situation : « Le magistrat doit demander à être dessaisi ou à se déporter s’il lui apparaît qu’il a un lien avec une partie, son conseil, un expert, ou un intérêt quelconque à l’instance de nature à faire naître un doute légitime sur son impartialité dans le traitement d’un litige » (article 9) ; par ailleurs, « le magistrat a une obligation de vigilance afin de prévenir tout conflit entre les devoirs de son état et ses intérêts personnels ou ceux de ses proches. […] Il se déporte, sans attendre une éventuelle récusation, chaque fois qu’une situation peut faire naître dans l’esprit des parties ou du public un doute légitime sur son impartialité tenant à l’existence d’un conflit d’intérêts » (article 23). L’objectif étant que son avis ne soit pas (ou ne paraisse) influencé par des intérêts particuliers ou un lien avec l’une des parties au litige.

Cette proximité familiale dissimulée jette un certain discrédit sur l’ordonnance et sur l’indépendance même de la justice française. A fortiori dans un contentieux aux enjeux si majeurs en matière environnementale. Dans une branche familiale qui ne compte que dix cousins germains, l’importance des activités et les fonctions clefs qu’occupe, au sein du groupe TotalEnergies,  Xavier de Maupeou d’Ableiges cousin germain d’Antoine de Maupeou d’Ableiges, le magistrat, étaient difficile à ignorer. Xavier évolue en effet depuis plus de 24 ans chez TotalEnergies à des postes clefs et travaille aujourd’hui sur un périmètre stratégique dans l’une des principales filiales de TotalEnergies ; son cousin Antoine ne pouvait en faire fi et aurait dû se déporter. L’histoire en aura décidé autrement. 

Contacté par « Lanceur d’alerte » pour lui demander de réagir à nos informations, le juge Antoine de Maupeou d’Ableiges n’a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations.

Note¹ : Le devoir de vigilance est une obligation juridique selon laquelle les grandes entreprises ont le devoir de mettre en œuvre des mesures pour identifier, prévenir et atténuer les risques liés aux droits de l’homme, à l’environnement et à la santé et à la sécurité tout au long de leur chaîne de valeur.

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Photographie : le siège de TotalEnergies à Courbevoie – Adobe Stock photos


Mise à jour, 27/07/2023 : Les avocats des plaignants annoncent faire appel en annulation de la décision de justice dans les prochaines 48 heures en raison du conflit d’intérêts évoqué dans notre article. Novethic : “Procès TotalEnergies et climat : les avocats attaquent la décision sur le conflit d’intérêts du juge