Vers une « guerre » de l’eau potable dans les communes françaises ?

Pesticides, nitrates… Notre eau potable n’est toujours pas protégée partout en France.  Pour endiguer la dégradation de nombreux captages d’eau potable, le gouvernement a annoncé à la fin de l’année 2020 un grand plan de « reconquête de la ressource en eau ». « Insuffisante » pour les associations environnementales, « idéologique » pour certains syndicats agricoles, la nouvelle politique sanitaire pourrait cristalliser les tensions entre usagers.

Une ressource mal préservée des polluants

Depuis maintenant 30 ans, toutes les communes françaises ont l’obligation d’établir des périmètres de protection de leurs captages d’eau potable. Malgré ces précautions, près de 20 % des Français ont été confrontés en 2021 à des dépassements de seuils de qualité pour les pesticides et leurs métabolites, selon le journal Le Monde, au détriment de la santé publique. Comment expliquer ce paradoxe ?

D’après plusieurs maires ruraux que nous avons interrogés, ces périmètres des captages ne permettrait pas de garantir partout la salubrité de la ressource en eau. « Ce ne sont pas les sanctuaires qu’on pourrait imaginer. L’agriculture chimique n’aurait aucun intérêt à ce qu’ils le deviennent » déplore l’un d’entre eux.

Dans ce domaine, le législateur se veut pourtant rassurant. Des périmètres de protection des captages d’eau, fondés sur l’expertise des sols et des masses d’eau souterraines par un hydrogéologue agréé, sont définis par arrêté préfectoral. Il en existe trois type. Primo : un périmètre de protection immédiat. Il correspond à un espace clos de quelques dizaines de mètres carrés, destiné à préserver le point de prélèvement d’eau et ses installations d’un risque de pollution ou de dégradation. Secundo : un périmètre de protection rapproché, plus vaste, sur lequel peuvent être interdits ou réglementés toutes les activités et les dépôts ou installations de nature à nuire directement ou indirectement à la qualité des eaux. Et, le cas échéant – tertio – un périmètre de protection éloignée, qui peut prolonger le précédent pour éviter des pollutions plus diffuses.

Ces protections seraient-elles plus dérisoires qu’elles n’en ont l’air ? Dans de nombreux arrêtés préfectoraux, nous constatons que certains représentants de l’Etat permettent aux agriculteurs de travailler dans des conditions susceptibles de mettre les eaux souterraines en péril. Comment ? En autorisant par exemple la pulvérisation de pesticides juste au-dessus de l’aquifère. Y compris sur des zones dont les roches, par leur nature poreuse, peuvent rendre les réserves d’eau vulnérables aux polluants.

L’association environnementale Eau et Rivières de Bretagne est depuis longtemps confrontée à cette problématique, dans une région en proie à l’industrie agricole. Contactée par Lanceur d’alerte, Dominique Legoux, chargée de mission santé et pesticides au sein de l’association, constate des mesures de protection peu efficientes. « Nombre d’arrêtés préfectoraux, pris à la fin des années 90 pour protéger l’eau potable, sont complètement obsolètes, indique-t-elle. La réglementation générale est aujourd’hui beaucoup plus avancée que ce qui figure sur ces arrêtés. C’est la raison pour laquelle notre association demande un socle de base réglementaire renforcé pour protéger la ressource. »

Dans de très nombreuses communes, les agriculteurs qui exploitent des terrains à proximité des captages peuvent effectivement être soumis à de très faibles contraintes. En application de certains arrêtés préfectoraux, les fermiers sont tenus de fournir un simple registre des pulvérisations des pesticides à la commune gestionnaire du réseau d’eau. Une formalité que tous ne prennent pas la peine de respecter. « Ce genre de documents ne vaut pas grand-chose, nous indique un ancien édile. Ils sont complètement déclaratifs. Et de toute façon, dans ma commune, je n’ai jamais réussi à en obtenir une copie. A chaque fois que j’ai écrit à notre agriculteur pour lui demander la communication des données, j’ai reçu une réponse d’un syndicat agricole visant à me dissuader d’être plus insistant. »

Autre mesure kafkaïenne censée être protectrice : certains agriculteurs doivent cesser d’utiliser un pesticide sur le périmètre dit de « protection » rapprochée si ses molécules venaient à être identifiées dans la nappe. En cas de pollution, le consommateur aura tout le temps d’en boire plusieurs centaines ou milliers de litres avant d’être informé du risque sanitaire. Car la fréquence des contrôles sanitaires portant sur les pesticides dépend du débit du captage et de la taille de la population desservie. Ainsi, dans de nombreuses petites communes, les tests de pesticides sont réalisés une fois tous les deux ans. Et parfois même une fois tous les cinq ans…

S’ils sont peu nombreux, les relevés de pesticides sont également d’une acuité ou d’une pertinence variable. La liste des molécules testées n’est pas identique d’un département à l’autre, en l’absence de liste établie au niveau national des molécules à rechercher. Une étude réalisée en avril 2021 par l’association « Générations Futures » révèle en effet qu’en moyenne 206 molécules et métabolites différents sont recherchés en France. « Derrière ce chiffre moyen, note l’association, on observe de très grandes disparités dans le nombre de substances recherchées selon les départements ». Pendant que des départements franciliens recherchent plus de 490 molécules dans leur eau distribuée, le Rhône en recherche à peine 48.

Des nouvelles mesures sanitaires « insuffisantes »

Face aux désastres environnementaux produits par ce laxisme sanitaire, le gouvernement semble privilégier le curatif plutôt qu’une généralisation du principe de précaution. Le 5 février 2020, Elisabeth Borne a transmis aux préfets des instructions visant la « reconquête de la ressource en eau ». Son plan d’action écologique en demi-teinte cible surtout les captages les plus en danger : 1 000 captages dits « prioritaires », identifiés dans les schémas directeurs d’aménagement et de l’eau (SDAGE).

Dans le document ministériel, la nécessité de préserver des « aires d’alimentation des captage » (AAC) est soulignée. Les AAC correspondent à l’étendue de la « zone de contribution » du captage. C’est-à-dire l’ensemble des sols sur lesquels ruissellent et s’infiltrent les gouttes d’eau pluviales avant de rejoindre l’aquifère. L’outil est une véritable arme de guerre contre les pollutions diffuses et pérennes : une fois l’AAC établie, les municipalités peuvent envisager une préemption des terrains agricoles en vue de les convertir en prairies permanentes, où les pesticides seront interdits. Mais malheureusement, le dispositif ne peut être imposé aux agriculteurs aux abords des captages qu’à condition que la ressource dépasse les valeurs sanitaires maximum en matière de métabolites ou de nitrates (ou qu’elles se rapprochent dangereusement de ces seuils).

Par ailleurs, le dispositif juridique ne tient pas compte des risques de pénurie d’eau. Le choix des captages prioritaires est « complètement décorélé de la tension sur la ressource  » rappelle en effet Eau et Rivières de Bretagne.

« L’administration n’avance pas suffisamment sur cette question, poursuit Dominique Legoux. Très peu d’aires d’alimentation des captages sont définies. On a l’impression que l’histoire se répète et qu’on n’a rien appris. L’histoire des nitrates est particulière à la Bretagne. A la fin des années 90, on se retrouve avec des dépassements de nitrates, qui conduisent à un contentieux au niveau de l’Europe, à notre initiative. Nous avons obtenu des mesures de protection des captages ou des fermetures de captages pollués, des programmes d’actions sur les ressources visant un retour à la normale. Mais notre région s’est reposée sur ses lauriers. On est à la bourre. »

La Bretagne ne compte en effet que 63 aires d’alimentation de captage, sur 700 points de prélèvements d’eau au niveau régional. D’après les un état des lieux du Préfet de région publié en février 2021, « seul un tiers des 56 captages prioritaires en Bretagne a fait l’objet d’une délimitation de l’aire d’alimentation de captage (AAC), contre 50 % au niveau national ». Un plan d’action a été mis en œuvre pour tenter de combler ce retard à l’horizon 2025. « Les services préfectoraux sont débordés par ce projet en cours, nous indique Eau et Rivières de Bretagne. Peut-être faudrait-il réfléchir à une réorientation de certains moyens financiers. »

Des agriculteurs tentent de faire barrage à des contraintes environnementales qu’ils jugent “idéologiques”

L’intensité du rapport de force entre les lobbies agricoles et les autres usagers de l’eau semble amené à progresser fortement. Contrariés par l’augmentation progressive des exigences des préfets et des agences de l’eau, des responsables du monde agricole s’organisent de manière musclée pour empêcher la sanctuarisation de certains captages. En cause, l’impact économique que feraient peser sur leurs exploitations de nouvelles contraintes sanitaires.

Dans des rapports d’assemblée générale de chambres d’agriculture, que nous avons pu consulter, la problématique des captages s’impose aujourd’hui fortement. Certains agriculteurs prétendent « subir » les captages situés sur le territoire de leur commune.

Les syndicats agricoles, eux-aussi, s’emparent du sujet. La Coordination rurale diffuse depuis 2015 un guide syndical aidant les agriculteurs à contester en justice la protection des captages. « La Coordination Rurale est attachée au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre » rappelle l’introduction du document, afin de rappeler entre les lignes son hostilité à la généralisation de certaines mesures sanitaires.

Le syndicat incite notamment les agriculteurs à pratiquer la grève des épandages de boues des stations d’épuration. Un mode d’action permettant aux agriculteurs de faire aisément pression sur les pouvoirs publics en cas de désaccords sur la politique sanitaire d’un département.

Cultivant le déni, la Coordination rurale diffuse également dans ses publications de fausses informations scientifiques. Les nitrates seraient celui-ci parfaitement inoffensifs, et même bons pour la santé ! Quant à la directive nitrates, elle n’aurait « aucune justification sur le plan scientifique ». [Ndlr. Les nitrates sont pourtant la cause de la méthémoglobinémie, ou « maladie de l’enfant bleu », qui touche des nourrissons de moins de six mois, et provoque l’apparition de nitrosamines dans le tube digestif, composé cancérigène.]

Actuellement, le syndicat promeut de plus en plus activement une association méconnue mais influente, France captages, en orientant ses adhérents vers celle-ci. L’association se développe à mesure que les dispositifs de protection des captages se durcissent. Elle dispose aujourd’hui d’une trentaine d’antennes départementales, aidant les agriculteurs à s’opposer aux nouvelles contraintes qui leur sont imposées au titre de la préservation de l’eau.

Sa présidente, Clothilde Hareau, est éleveuse de vaches laitières dans le Calvados et référente des dossiers eau à la chambre d’agriculture de son département. Elle exploite elle-même des terrains situés à proximité d’un captage. Une situation qui l’a amenée à devenir spécialiste du sujet.

Contactée par Lanceur d’alerte, l’agricultrice a bien voulu nous expliquer la démarche de son association : « Nous souhaitons préserver l’eau, tout en tenant compte des facteurs technico-économiques et sociaux du secteur, qui ont été oubliés. On peut mener partout en France tout type d’agriculture et préserver en même temps l’eau distribuable  ». Pour elle, les politiques de préservation des captages relèveraient souvent d’un « dogmatisme » écologiste plutôt que de décisions fondées sur des données scientifiques.

L’association déplore le manque à gagner qu’engendrent dans le monde agricole certaines mesures protectrices. « Même le cahier des charges bio est inapplicable sur une aire d’alimentation de captage, s’émeut-elle. Il serait impossible d’élever de porcs de plein air bio dessus. On pourrait bien sûr la réserver à une prairie de fauche. Mais qu’est-ce que je fais avec de l’herbe ? » se questionne Mme Hareau.

D’après France captages, les captages considérés comme sensibles ou prioritaires par les agences de l’eau ne seraient que rarement pollués. « On ne les protège pas pour des raisons scientifiques » s’indigne sa présidente. [Ndlr. Nous avons vérifié les données de plusieurs dizaines de captages prioritaires ; ils affichaient tous, de manière pérenne ou occasionnelle, des dépassements au seuils légaux, concernant les métabolites et/ou les nitrates.]

Les agences de l’eau seraient-elles vraiment zélées ? « Pour le paramètre nitrates, nous explique-t-elle, une eau est distribuable si elle ne dépasse pas le seuil légal de 50 mg. Or, certaines agences de l’eau ne tiennent pas compte de cette norme. Elles demandent aux agriculteurs que l’eau n’en contienne pas plus de 37 mg ». [Ndlr. D’après nos vérifications, certaines agence de l’eau prévoient deux procédures de « vigilance » au-delà du seuil de 25mg et 37mg, sans remettre en cause le caractère consommable de l’eau. Ces procédures peuvent toutefois conduire à des plans d’action destinés à améliorer la qualité de l’eau, afin qu’ils ne se rapprochent pas davantage du seuil qui la rendrait inconsommable.]

France captages suggère notamment aux agriculteurs de se constituer en petites associations locales afin d’exercer leur influence au sein des comités de pilotage où la gestion de l’eau est décidée dans chaque territoire. Mais aussi à faire casser des arrêtés préfectoraux mal qui seraient mal ficelés juridiquement ou souffriraient d’incohérences scientifiques. Pour cela, la présidente recourt à la multiplication des expertises techniques. « L’eau est un sujet très complexe. Quand on sollicite plusieurs hydrogéologues agréés, on obtient souvent des conclusions très différentes » explique-t-elle.

La protection de l’eau potable promet ainsi d’alimenter un débat environnemental dans chaque région. Et une multiplication des contentieux administratifs autour des conflits d’usage. Car si les agriculteurs défendent devant les tribunaux la croissance de leurs exploitations, l’évolution du droit permet également aux consommateurs de faire valoir leurs intérêts. Ceux qui se voient délivrer une eau polluée sont désormais autorisés à interrompre le paiement de leurs factures d’eau, et a réclamer des dommages-intérêts aux gestionnaires des réseaux de distribution.


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