Que fait le nouveau patron d’Orpea dans un paradis fiscal ? [Révélations]

« Je dois faire la lumière sur tout de manière très transparente. C’est un élément fort, c’est mon rôle. On va aller jusqu’au bout ! » Lors de son audition le 2 février à l’Assemblée Nationale, Philippe Charrier, nouveau PDG du groupe d’EHPAD Orpéa, a promis de faire toute la transparence sur les très graves dysfonctionnements du groupe, à la suite des révélations du livre « Les Fossoyeurs », de Christophe Castanet. Seul problème : le nouveau « monsieur transparence » d’Orpea détient une partie de ses profits au Luxembourg depuis une quinzaine d’années.

Philippe Charrier n’est pas le perdreau de l’année 2022. Nommé PDG du groupe Orpea, celui qui est désormais chargé de « faire la lumière » sur les activités du groupe d’EHPAD est d’abord un financier pur jus, aguerri à l’art des montages financiers complexes et opaques dans un paradis fiscal, comme en dénote la gestion de ses propres sociétés. 

Publier ses comptes ? Faut pas charrier !

Le dirigeant qui oppose aujourd’hui aux parlementaires sa prétendue volonté de « transparence », en véritable étendard protecteur, n’a jamais publié les comptes de sa société personnelle Alphident, créée en 1970. Et ce malgré l’obligation de publication prévue par la législation. 

Lors du dépôt annuel de ses comptes au tribunal de commerce, Charrier n’hésite pas à cocher l’option de confidentialité pour empêcher quiconque de les consulter, alors même qu’Alphident est tenue de les publier, du fait de son statut de holding.

Cette entorse au droit commercial lui permet de dissimuler ses investissements au grand public.

Alphident est une société d’investissement ayant notamment pour objet d’acquérir et gérer des actions, parts sociales, droits et valeurs mobilières. Philippe Charrier en est président et actionnaire majoritaire. La société détient en totalité une société luxembourgeoise, Praxis Invest S.A., dont Philippe Charrier est bénéficiaire.

Contacté par Lanceur d’alerte, Philippe Charrier n’a pas jugé utile de nous indiquer s’il allait mettre fin à la non-publication des comptes d’Alphident.

Poupées gigognes luxembourgeoises

Au Luxembourg, Charrier est bénéficiaire d’investissements aux ramifications particulièrement opaques. Il détient en effet des obligations via Praxis Invest S.A., une société luxembourgeoise créée pour lui en 2013, détenue entièrement par sa société opaque Alphident. Leur valeur était estimée à environ 1 million d’euros en 2019, et 604 000 euros en 2020. C’est sans compter les créances détenues par cette même société, dont le montant est gardé secret, dès lors qu’elles ne lui procurent pas de revenus.

Ces obligations d’entreprises sont pour certaines gérées au Luxembourg et à Guernesey. Elles ont pour la plupart été émises par des grands groupes pour lesquels Charrier a travaillé ou travaille encore, comme Orpéa. 

Parmi ces obligations figurent, entre autres, des titres de la société Synlab-Labco, leader européen des services de diagnostics, aujourd’hui impliquée dans le dépistage du Covid-19. 

La chaîne de détention de ces actifs nous fait voyager dans plusieurs paradis fiscaux.

Jusqu’en 2020 et avant la date de l’introduction en bourse de Synlab en avril 2021, les obligations Synlab que Charrier détenait au Luxembourg étaient attachées à des sociétés détenues par une cascade de sociétés situées en Angleterre, au Luxembourg et à Guernesey. Synlab Bondco PLC (société basée en Grande-Bretagne), elle-même détenue par Synlab Unsecured bondco PLC, elle-même détenue par Synlab holdco Limited, elle-même détenue par Synlab Limited (dont il est administrateur de 2015 à 2016), en partie détenue par un Trust de Jersey (Jersey Limited), mais aussi et surtout détenue à 56,69 %  par Ephios Luxembourg, société elle-même détenue par le fonds d’investissement Fifth Cinven Fund basé à Guernesey et dont le gérant est Cinven Capital Management (v) General Partner Limited, qui est également situé à Guernesey. Vous n’avez pas le tournis ? Poursuivons…

Ce dernier fonds, Fifth Cinven Fund, rémunère ses actionnaires composés de six sociétés de Guernesey¹ dont l’opacité rend impossible d’identification des ayants-droit, du fait du manque de transparence de cette juridiction. Ainsi, l’argent remonte des lieux de productions européens vers les actionnaires de Synlab, basés dans les paradis fiscaux. 

De l’art de se planquer offshore 

Il ressort aussi de nos recherches que de 2005 à 2019, Philippe Charrier a eu recours à des pratiques financières qui lui ont permis d’être bénéficiaire anonyme d’une autre société luxembourgeoise : Genia Investment Group S.A.

Hasard du calendrier ou pas : à chaque évolution législative sur la transparence des sociétés luxembourgeoises, Charrier procède à d’importants changements structurels ayant pour effet de dissimuler sa situation de bénéficiaire.

Genia Investment Group S.A. a été taillé comme une véritable cape d’invisibilité.

En 2005, Philippe Charrier demande à un certain Gabriel Jean, administrateur de sociétés au Luxembourg, de lui créer une société. Quemal Invest est né. M. Jean sera commissaire aux comptes de Quemal Invest S.A., via une société nommée Marbledeal² (en Français : « L’arrangement en marbre »).

Gabriel Jean contrôle Quemal Invest S.A. via deux sociétés luxembourgeoises dont il est propriétaire, Criteria SARL et Procedia SARL. En devenant administrateur de la société luxembourgeoise de Philippe Charrier par le truchement de ce montage financier, Gabriel Jean anonymise totalement le bénéficiaire de Quemal Invest

Cette société changera régulièrement de nom au fil des années (Quemal Invest S.A. deviendra Vermonralis S.A. début 2009, pour devenir Quantum Invest S.A. en octobre 2009, puis Genia Investment Group S.A. en 2010).

Gabriel Jean est habitué à créer des sociétés pour le compte de tiers (Orkal finance S.A., Mail order world S.A., Elphe Production S.A. (la société de la chanteuse Lara Fabian au Luxembourg), Gamma Holdings S.A. Laodicia S.A., Vogue Invest S.A. etc.). Il procède souvent de la même manière, utilisant ses deux sociétés tel un paravent empêchant l’identification des véritables commanditaires, qui ont pourtant créé leur structure et continuent à en percevoir les bénéfices. 

En 2011, coup de théâtre : l’Europe annonce que la France et le Luxembourg vont pouvoir échanger des informations fiscales dès 2013. Une convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale et son protocole d’amendement seront signés à Paris, le 29 mai 2013, entre le Luxembourg et les Etats membres du Conseil de l’Europe.

En Janvier 2013, Charrier crée alors Praxis Invest S.A. [supra], laquelle devient propriétaire de Genia Investment Group S.A. Ce jeu de poupées gigognes lui permet d’éviter d’apparaître comme propriétaire, tout en continuant à détenir ses actifs via cette dernière société.

Un autre événement, sans doute le fruit d’un hasard opportun, vient consolider l’opacité du montage. Dans les comptes de Praxis Invest S.A. le nom de « Genia Investment S.A. » sera déformé en « Genia Investissement Group S.A. » et ce jusqu’à sa dissolution de Genia Investment Group S.A. en 2019. Là encore, Philippe Charrier n’a pas souhaité nous indiquer s’il s’agissait d’une simple coquille ou d’une astuce ingénieuse permettant d’égarer les recherches.

En 2019, une nouvelle loi est adoptée au Luxembourg, contraignant les sociétés du pays à faire connaître au régulateur luxembourgeois le nom des ayants-droit des structures. Le délai imparti pour l’enregistrement primitif dans ce nouveau registre des bénéficiaires venait à échéance le 30 septembre 2019. Finie l’opacité facile ! Que fait alors Charrier ? Il dissout sa société Genia Investment Group S.A le 22 Août 2019. Soit un mois avant l’entrée en vigueur de cette loi obligeant à la transparence de l’actionnariat… Conséquence : le nom de Charrier n’apparaîtra jamais dans les registres luxembourgeois comme étant bénéficiaire de sa société Genia Investment Group S.A. 

Opérations financières troubles

Au Luxembourg, le PDG d’Orpéa a réalisé plusieurs opérations financières aux modalités équivoques.

D’abord, il a fait évaluer par Gabriel Jean la valeur d’un important investissement de Genia Investment S.A. dans le cadre d’une opération de revente.

Genia Investment S.A. détient jusqu’en 2011 une société dans le marché de l’énergie à l’international nommée United Energy Group PLC, via un trust anglais du nom de Vidacos Nominees Limited .  La revente de cette société porte alors sur un montant de plus de 15 millions d’euros. 

Officiellement, la transaction affiche une petite moins value sur la base de la décision du commissaire aux comptes, Gabriel Jean, à la fois commissaire aux comptes, créateur de Genia investment group S.A. et administrateur du même groupe. Cette moins-value ne sera par définition pas taxée… 

Le fait qu’un commissaire aux comptes, à la fois juge et partie, puisse déterminer lui-même la valeur d’un investissement détenu par une société qu’il administre pose la question d’un abus de droit. 

D’autre part, Philippe Charrier a utilisé l’opacité du Luxembourg pour pouvoir dissimuler aux tiers un montage financier, dans le cadre d’une introduction en bourse de Synlab, qu’il savait imminente. (Celle-ci ne fera finalement l’objet que d’une tentative ratée en 2015, avant de prendre forme en 2021 après les rachats et la fusion de Labco et Synlab en 2016 par le fonds Fifth Cinven Fund).

Pour cela, le financier a eu recours à un contrat de swap.

Genia Investment Group S.A., parfaitement opaque, est en effet bénéficiaire d’un contrat de swap signé le 21 décembre 2012. Ce contrat d’option d’achat et de vente arrivait à échéance le 31 décembre 2015 et aurait permis à Charrier d’exercer son option en cas d’IPO (mise en bourse) de Labco S.A. en 2015. En cas d’IPO, le montage aurait permis à Charrier (alors directeur de Labco et président exécutif de Synlab S.A. détenu alors le fonds de Guernesey Cinven) d’acheter des actions Synlab de manière complètement anonyme, depuis un paradis fiscal. Ainsi prévoyait-il d’acheter 900.000 actions de Labco et de vendre 200.000 actions de la même société. L’achat n’aura finalement pas lieu, du fait de l’échec de l’introduction en bourse.

En anticipant une IPO de Labco S.A.,  Charrier bénéficiait de sa position d’initié dans le but de se faire secrètement du profit sur cette opération de mise en bourse, à l’abri derrière le paravent de Genia Investment Group S.A.

Le montant de la fourchette de l’action Synlab, avant l’opération de mise en bourse, était situé entre 7 et 7,25 euros en 2015. Si elle avait pu être menée à son terme, cette opération aurait donc porté sur un montant d’achat d’environ 6,3 millions d’euros, avant spéculation sur le titre.

Charrier menace d’assigner Lanceur d’alerte en justice

Contacté par Lanceur d’alerte quelques jours avant la publication du présent article pour évoquer avec lui les informations que nous allions publier, Philippe Charrier reconnaît qu’il détient encore aujourd’hui la société luxembourgeoise Praxis Invest. S.A. Cette société serait selon lui « une société dormante ».

Tout le reste de notre enquête relèverait selon lui de la pure invention. « Je saisi [sic] cette occasion pour vous indiquer que je n’hésiterai pas à entreprendre toute action appropriée si des informations gravement inexactes, et pour tout dire diffamatoires, telles que celles que vous évoquez dans votre message, venaient à être publiées » nous indique-t-il.

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  1. Les six sociétés en question sont : Fifth Civen Fund (No.1) L.P. (Guernesey), Fifth Civen Fund (No.2) L.P. (Guernesey), Fifth Civen Fund (No.3) L.P. (Guernesey), Fifth Civen Fund (No.4) L.P. (Guernesey), Fifth Civen Fund (No.5) L.P. (Guernesey), Fifth Civen Fund (No.6) L.P. (Guernesey). Les ayants-droit de ces six structures sont totalement anonymes.
  2. Marbledeal Luxembourg SARL est créée en 2009. Elle a alors pour actionnaire une société anglaise, Marbledeal limited, qui existe depuis de 2001. Cette dernière opérait jusqu’à 2009 comme société de commissaire aux comptes au Luxembourg avant la création de Marbledeal Luxembourg SARL. DE 2001 à 2006, c’est une société des îles vierges britanniques qui la détient  : Prime Development holding Corp BVI. De 2006 à 2013, un actionnaire remplace la société des îles vierges britanniques. Il s’agit de Derson Entreprise Inc., société canadienne, dont les directeurs et/ou administrateurs gèrent successivement Marbledeal Limited depuis l’île Maurice, Dubaï, puis l’Afrique du Sud. En 2013, Derson Entreprise Inc transmet ses parts dans Marbledeal Limited à Gabriel Jean. En 2019 Marbledeal Limited transmet ses parts à Gabriel Jean dans Marbledeal Luxembourg SARL.

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